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La citoyenneté entre principes et expérience.

 

François DUBET

Professeur des Universités

Directeur d’études à l’EHESS, Membre de l’IUFM

 

 

 

Je vais évoquer le thème de la citoyenneté, en disant d’emblée que ce thème ne me met pas dans les meilleures dispositions, parce qu’il est souvent incantatoire, vague, idéologique. Tout le monde est pour la citoyenneté, tout le monde est pour l’apprentissage de la citoyenneté à l’école, et évidemment, ce thème n’est pas en apparence contradictoire.

Je crois qu’il faut réfléchir sur le fait que la citoyenneté suppose une égalité pleine, alors que l’espace scolaire, par nature, n’est pas un espace d’égalité. Les maîtres et les élèves ne sont pas égaux, les adultes et les enfants ne sont pas égaux, et les discours sur la citoyenneté ont en général une certaine capacité de « noyer le poisson » en affichant des intentions qui n’engagent guère.

Je démarrerai donc de manière un peu historique, de façon à ce qu’on puisse ensuite évoquer les transformations conjointes de nos conceptions de la citoyenneté au cours des 120 années. Au fond, il y a  2 histoires qui ne sont pas exactement les mêmes, mais qui se croisent, s’entrecroisent.

 

Qu’est ce que la citoyenneté ?

 

La première est celle de l’évolution de nos conceptions françaises de la citoyenneté. Ce qui n’est pas universel. D’autres sociétés n’ont pas accordé à l’école le rôle que nous lui accordons dans ce domaine là. Elles ont fait jouer ce rôle aux communautés locales, ou à la démocratie locale. Je pense aux anglo-saxons, par exemple, qui ne sont pas moins démocrates et pas moins moraux que nous. En France, un modèle a bouclé la question de la citoyenneté et la question de l’école. Le lien historique est évident. C’est une image d’Epinal car l’école publique française, entendez l’école laïque, obligatoire, jusqu’à 12 ans, puis 14 ans, puis 16 ans, créée dans les années 1880, a eu pour objectif de fabriquer des citoyens, plus précisément d’arracher les futurs français à l’emprise de l’Eglise. C’est cela qui est important. Il faut s’en souvenir, cette école n’avait pas pour objectif majeur d’apprendre à lire à écrire et à compter aux petits enfants, puisque grosso modo ils apprenaient à lire, écrire et compter. Ils ont appris un peu plus, un peu mieux à l’école républicaine, mais cette école n’a pas été faite pour ça, pour moderniser la France, pour industrialiser le pays, pour le rendre dynamique sur le plan scientifique. Elle a été faite pour fabriquer des citoyens français avec un dispositif bien connu : les hussards de la République, les cartes de France au tableau, les leçons d’histoire et de géographie, les départements, les poèmes de La Fontaine, le buste de Victor Hugo….Il y a eu un dispositif quasi religieux, mythologique, sacré, d’emprise sur les esprits.

Qu’est-ce que c’était qu’un citoyen dans ces années-là ? Former un citoyen, c’était former le sujet d’une nation. La 3ème République est la fille du printemps des peuples, la fille de 1848, la petite-fille de 1789, la fille de la nation. On est un citoyen quand on appartient à une communauté de citoyens, d’individus qui partagent des références culturelles, linguistiques, communes. Donc la première fonction de création du citoyen français a été d’inscrire la nation dans les têtes des enfants. Ce qui a été fait de façon extraordinaire avec ces peuples de Bretons, d’Occitans, d’Auvergnats, de Provençaux, de Lorrains, d’Alsaciens qui ne parlaient pas français. (Les enquêtes de Victor Duruy, Ministre de l’Education de l’empire libéral, montrent que, dans l’académie de Toulouse, 70% des gens ne tenaient pas une conversation en français en 1860.)

 

On a donc fait des citoyens pour fabriquer la France. D’abord, apprendre la langue en lui donnant une dimension morale très forte : la faute de français était plus grave qu’une simple erreur de grammaire. Puis apprendre l’histoire de France, c’est à dire un récit historique que j’ai appris comme allant de soi : la France était déjà là avant que César arrive, puis Charlemagne, Philippe le Bel, Bouvines, Jeanne d’Arc, Marignan, Henri IV, Louis XIV, la Révolution, Napoléon, le Général de Gaulle…Un récit national. Une géographie nationale aussi. Avec des frontières naturelles, avec des régions naturelles dont le merveilleux engendrement fabrique la France. Une grande littérature nationale, avec un poème de Victor Hugo, un poème de Lamartine, un poème de La Fontaine. On a fait des petits français, et on les a bien faits, il suffit de lire les lettres tragiques des poilus envoyées des tranchées.

 

La deuxième dimension de la citoyenneté est plus politique. Si le citoyen appartient à une nation, c’est aussi quelqu’un qui peut faire valoir ses intérêts dans un espace politique. C’est un individu capable d’entrer dans le système institutionnel tel qu’il est proposé. Donc on apprend aux élèves comment on vote, comment on élit des députés, des sénateurs, un maire, à quoi servent les conseils généraux… C’est l’école qui donne le minimum de compétences au futur citoyen, qui en fera des électeurs, des citoyens actifs, puisque le citoyen appartient à une communauté générale, et, en même temps, intervient dans cette communauté générale au nom de ses intérêts particuliers. C’est un des paradoxes de la citoyenneté. D’ailleurs on ne sait jamais si un député incarne l’intérêt général ou l’intérêt de ses électeurs. C’est un dilemme classique de la représentation parlementaire. (En général il essaie de faire les deux même s’il représente plus les chasseurs que l’intérêt général…)

 

Il y a l’idée de valeurs communes, de principes communs, d’un jeu commun appris à l’école autour de l’instruction civique, des leçons de morale. Cette espèce de civilité commune a été enseignée, au nom d’une morale qu’on pourrait dire kantienne, une sorte de christianisme avec un dieu inactif, un dieu de raison. Il n’y a pas de rupture véritable entre ce qu’on apprend de ce point de vue là dans l’école catholique et dans l’école républicaine. C’est bien la même morale qui s’enseigne, ce sont bien les mêmes enfants qui font traverser les mêmes rues aux mêmes aveugles en sortant de l’école parce que le maître a dit qu’il fallait faire traverser la rue.

 

Enfin, troisième dimension de la citoyenneté, le citoyen est postulé comme étant un sujet, capable d’autonomie, de jugement personnel raisonnable, capable d’exercer sa liberté. Il faut qu’il possède un minimum de vertu, on va donc lui enseigner la vertu, la raison, la science, la capacité de distancier, un certain esprit critique. Peu à l’école élémentaire, beaucoup plus au lycée, puisqu’en France l’école élémentaire devait « former les jambes de la nation » et le lycée devait « former la tête ». En tout cas, la tête, il fallait qu’elle soir réflexive, cultivée, distanciée…

On construit donc la citoyenneté sur une sorte de trilogie : la nation, la compétence politique et la capacité critique de la raison. Ce qui fait toujours partie de la rhétorique aujourd’hui banale des enseignants : « à l’école ils apprennent l’esprit critique, et à la télé ils apprennent à se soumettre ».

 

 

 

L'école républicaine comme institution

 

 

Ce modèle, faire des français, faire des gens compétents, et faire des sujets de raison autonome, a été mis en œuvre dans le cadre d’un modèle scolaire qui fonctionnait comme une institution, c’est à dire comme une machine à fabriquer un type de sujet, mais dont la logique, elle, avait été élaborée par l’église mille ans plus tôt. Autrement dit, l’école républicaine va fonctionner sur un modèle d’institution qui est directement dérivé du modèle religieux, pour fabriquer un type de citoyen qui, lui, se réclame de la raison, des lumières, du progrès etc.… Cette école fonctionne sur quatre grands principes.

 

Les principes sacrés

 

Elle est placée, sous le règne, l’emprise, de valeurs considérées comme universelles, non négociables, absolues, qui s’appellent la nation, la raison, le progrès et, ce de point de vue-là, l’école républicaine a repris le modèle de l’école religieuse et a dit : « là où l’église mettait du dogme religieux nous allons mettre du sacré républicain ». Le contenu n’est pas le même, mais le sacré est toujours là.

 

La vocation

 

Dans cette institution, ceux qui interviennent, c’est à dire les maîtres, qu’ils soient des instituteurs ou des professeurs, sont d’abord et essentiellement définis par leur vocation. De même que dans l’église le prêtre est légitime parce qu’il incarne Dieu, même s’il est médiocre, l’instituteur est légitime parce qu’il incarne la nation, la raison,  le progrès. L’instituteur est sacré comme le prêtre. Le prêtre a un sacré religieux, l’instituteur a un sacré laïque. On a tous en tête ces personnages qui ont une autorité sacrée. D’ailleurs les maîtres étaient formés jusque vers 1920 à peu près de la même manière que des séminaristes. On les prenait très jeunes, on séparait les sexes…  Donc ils avaient une autorité de type charismatique et bien des enseignants d’aujourd’hui éprouvent de grandes difficultés car ils s’attendaient à avoir une légitimité sacrée. Il n’y a plus de sacré.

 

Le sanctuaire

 

L’école fabriquait des citoyens dans un sanctuaire. Vous voyez à quel point la comparaison avec l’église est forte. Un sanctuaire, c’est à dire un espace dans lequel les règles communes de la vie sociale, les désordres sociaux, les intérêts sociaux, les égoïsmes sociaux, les passions sociales, les passions sexuelles.. sont exclus. Une culture scolaire uniquement scolaire, une culture ayant l’obsession de son autonomie sociale, une culture affirmant que tout enseignement socialement utile doit se situer en bas de la hiérarchie des prestiges scolaires. Ce qui est prestigieux scolairement c’est ce qui est abstrait, c’est ce qui forme l’esprit, ce n’est pas ce qui forme le travailleur. D’ailleurs si vous êtes mauvais c’est toujours vers le pratique et le professionnel qu’on vous envoie. C’est comme ça, on est dans un sanctuaire. Evidemment, il n’y avait pas de mixité à l’école jusque dans les années soixante L’école était hors du monde. 

 

La discipline libératrice

 

 Le postulat le plus fort, le plus enraciné dans une tradition lourde, platonicienne, puis chrétienne, puis repris par la psychanalyse, est illustré par la formule de Pascal « priez et abêtissez-vous, la foi viendra par surcroît ». Si vous obéissez à une discipline rationnelle, universelle comme elle peut l’être dans l’église du point de vue de l’église, et dans l’école du point de vue de la raison de la république, vous serez libre. Ce que nous avons tous cru longtemps. Plus l’élève obéira à la discipline rationnelle de la vie scolaire, plus il va surmonter ses passions, s’arracher à ses cultures de classe, paysannes, familiales.

 

Dans une vieille tradition historique ce modèle institutionnel a fonctionné d’une manière stable avec des enseignants pouvant exercer leur influence de manière autoritaire, en ayant la conviction que celle-ci allait rendre leurs élèves citoyens. L’école produisait de la citoyenneté sans être démocratique elle-même.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la double décomposition de ces deux modèles.

-          d’une part le modèle de la citoyenneté qui renvoie à des mutations sociales très générales

-          d’autre part le modèle de l’éducation institutionnelle elle même qui se défait.

 

 

Les mutations de la citoyenneté

 

 

La conception de la citoyenneté se défait parce que l’histoire a changé. On a longtemps pensé que la nation était le cadre unique, naturel, achevé, plein, de la citoyenneté. Puisque nous, français, nous pensions que notre identité nationale spécifique était universelle. L’instituteur qui disait aux petits antillais que leurs ancêtres étaient des gaulois tout blonds ne faisait rire personne. Il disait que, dès lors qu’ils étaient français, ils rentraient dans cet espèce de mythe d’une spécificité universelle. Parce qu’on était un empire. Aujourd’hui les américains pensent qu’ils sont universels parce qu’ils sont un empire. Notre modèle national n’est plus qu’un modèle national. Il est débordé par le haut avec l’Europe, la globalisation, et par le bas  Evidemment, la grande affaire c’est l’émigration. On voit bien que nous avons, pendant un siècle, pensé que l’émigration était une machine qui prenait des petits Italiens pour en faire les héritiers des Gaulois. Aujourd’hui on voit bien que les gens qui ont émigré chez nous deviendront de plus en plus français. Il n’empêche qu’ils garderont des spécificités, comme aux Etats Unis. On en est aujourd’hui à se demander ce qu’on va faire de l’enseignement des religions, des différences. L’espace national de la citoyenneté a explosé.

 

L’école a eu très longtemps le monopole de la grande culture. Les instituteurs se considéraient comme des sortes de missionnaires de cet universel, (veillées de l’Association des Œuvres laïques, projections de films dans les villages, on élargissait l’espace culturel des braves paysans…). Pour la plupart des gamins, le seul endroit où on parlait une autre langue qu’à la maison, où on rencontrait un monde plus large que celui de la maison et de la rue, c’était l’école. Il n’y avait que les bourgeois qui vivaient dans un monde plus large. Les autres vivaient dans un tout petit monde. Seule l’école l’élargissait. Aujourd’hui, évidemment, l’école ne peut plus fonder l’apprentissage des compétences politiques des élèves uniquement sur elle-même. Parce que l’essentiel de ce que les enfants apprennent aujourd’hui, ils l’apprennent à la télé, à la radio, dans les journaux, et plus à l’école et pas en termes scolaires. Alors pendant très longtemps, les enseignants ont eu une réaction d’Ordre Régulier : on se rétracte et on dit : « la télé c’est mauvais, c’est bête… » Et on lit Télérama, le journal télé qui déteste la télé. Mais les enquêtes montrent que les enseignants passent autant de temps devant la télé que les élèves.

Il y a mille manières d’intervenir dans la République. On ne peut plus imaginer former des citoyens comme dans l’école du père de Marcel Pagnol ou du père d’Alain Fournier.

 

L’école n’est plus une institution

 

Ce que l’on enseigne dans la citoyenneté n’est plus ce qu’on enseignait il y a un siècle et demi, mais  la manière dont on enseigne n’est plus la même. C’est à dire que le modèle institutionnel n’est plus le même. Il y a non seulement un changement dans les contenus, mais une transformation des processus d’apprentissage.

 

Le déclin du programme institutionnel n’est pas le seul produit de la globalisation, du marché, des échanges, mais il résulte des contradictions même de notre modernité. Aujourd’hui nous faisons l’expérience de la pluralité des valeurs. La modernité, c’est la fin du pathos qui affirme que ce qui est beau c’est aussi ce qui est juste, et qui affirme que tout ce qui est juste est vrai, ou qui affirme que l’égalité, la liberté, la fraternité, c’est pareil. Aujourd’hui, on sait tous que l’égalité, la liberté, la fraternité, ce n’est pas pareil.

 

On sait tous que l’école doit arbitrer, donc hiérarchiser, entre des intérêts et des finalités contradictoires. Je veux que les enfants s’épanouissent, ça n’en fera pas des savants. Je veux qu’ils soient des savants, ils ne seront pas forcément bien dans leur peau. Je veux qu’ils soient égaux, ils ne seront pas forcément libres. Je veux qu’ils soient libres, je ne suis pas sûr que ça les rende égaux. Je veux qu’ils soient fraternels, je ne suis pas sûr etc. … On est dans des combinatoires, dans des hiérarchies de systèmes.

Cela se manifeste très pragmatiquement : Est-ce que je fais des classes hétérogènes ? homogènes ? C’est un choix fondamental de valeurs. Si je fais des classes hétérogènes, je choisis plutôt l’égalité et ça aura des conséquences, si je fais des classes homogènes, je choisis plutôt la liberté, la compétition, et ça aura des conséquences. Et on pourrait multiplier cela à l’infini.

 

Deuxième changement : le modèle de la vocation a complètement décliné, non pas parce que des méchants esprits ont voulu rabaisser les enseignants, mais parce que toute l’histoire de l’enseignement est celle d’une professionnalisation croissante, c’est à dire de gens qui disent : « mon autorité ne peut plus être fondée sur le sacré que je représente, mais elle est fondée sur les compétences que je mets en œuvre, d’ailleurs je tiens à mes concours, ma formation, mon IUFM, mon bac +5, mon bac +6… » .

Dès lors, le modèle de légitimité s’est complètement déplacé, il n’est plus d’ordre sacré, il est de l’ordre performatif. Et, d’ailleurs, chaque enseignant le sait bien. Il est respecté  si les élèves trouvent qu’il est respectable. Il a de l’autorité si les élèves pensent qu’il a de l’autorité. Il ne parvient plus faire sa classe en disant « je suis le prof donc j’ai l’autorité ». Dans le monde religieux c’est pareil. Dans le monde médical c’est pareil. Le déclin de ces valeurs et de ces principes, qui est le produit même de notre école et de notre citoyenneté, fait qu’on n’est plus dans un modèle vocationnel et que l’autorité ne repose plus sur des principes sacrés.

 

Autre changement : le thème de la fin des sanctuaires.

En massifiant l’école on a fait exploser les sanctuaires pour deux grandes raisons. D’abord l’arrivée massive dans l’école, d’élèves qui jusque là n’y étaient pas  On fait rentrer dans l’école des garçons, des filles, des enfants, des adolescents,  des bons, des moins bons élèves … L’école a été envahie par ce qui n’entrait pas à l’école : l’enfance, l’adolescence, qui étaient maintenues hors de l’école. Il suffit de comparer aujourd’hui une classe primaire où l’on voit des maîtres centrés sur les enfants qu’ils veulent transformer en élèves, alors que dans la classe primaire que j’ai connue, le maître s’adressait à des élèves en chassant de manière rigoureuse tout ce qui pouvait s’apparenter à l’enfance.

 

Changement aussi à cause de la capacité de l’école de produire des quantités de diplômes qui vont créer de l’utilitarisme scolaire.

Quand on créait très peu de diplômes, les gens pouvaient avoir, à l’égard de l’école, une suite de sentiments de gratuité, les diplômes étant peu nombreux, ils étaient immédiatement rentables. Quand vous créez beaucoup de diplômes vous avez évidemment un  utilitarisme très fort, celui que chacun d’entre nous a pour ses enfants. Et donc le sanctuaire d’une école qui se vit au delà du moule a été envahi par ce qui n’entrait pas à l’école : l’enfance, l’adolescence, qui étaient maintenues hors de l’école. Il suffit de comparer aujourd’hui une classe primaire où l’on voit des maîtres centrés sur les enfants qu’ils veulent transformer en élèves, alors que dans la classe primaire que j’ai connue, le maître s’adressait à des élèves en chassant de manière rigoureuse tout ce qui pouvait s’apparenter à l’enfance.

 

 Quand vous créez beaucoup de diplômes vous avez évidemment un  utilitarisme très fort, celui que chacun d’ente nous a pour ses enfants. Et donc le sanctuaire d’une école qui se vit au delà du marché, au delà de l’économie, au delà des intérêts sociaux, ne tient plus que par une formidable hypocrisie. Quand je choisis la filière de mes enfants, je fais un pari sur l’avenir social et économique, je fais un investissement et je les invite plutôt à faire un bac S……

 

Dernier point qui a changé ; Nous ne croyons plus de la même manière à la continuité de la socialisation et de la subjectivation, c’est à dire que le sujet préexiste dans une large mesure au travail de l’école. C’est à dire que les élèves ont des droits, que les enfants doivent pouvoir être reconnus, que chaque élève est un individu singulier… Aujourd’hui, la socialisation scolaire n’est plus du tout définie par cette espèce de système vertical de l’institution, mais il se  crée un espace où des élèves et des enseignants construisent de manière combinée, croisée, leurs expériences.

 

Nous passons d’une citoyenneté nationale à une citoyenneté post nationale, et en termes scolaires nous passons d’un système institutionnel à un système post-institutionnel. Ce qui entraîne 2 réactions opposées.

 

La première, c’est de dire « Retrouvons l’ordre ancien. ».

 

Je n’y crois pas du tout, car l’histoire ne repasse pas les mêmes plats. Parce qu’en fait, c’est du maintien de l’ordre qu’il s’agit avec l’obsession de la violence, et, depuis quelques mois la séparation absolue des problèmes de violence et des problèmes d’éducation. Un discours public tenu aussi par une grande partie des enseignants laisse penser que, dans ce pays, les enfants et les adolescents sont des gens potentiellement dangereux. Nous sommes dans un climat de « retour à l’ordre ». Ce n’est pas la formation de citoyens, c’est la formation d’un ordre. Certes il faut bien qu’il y ait de l’ordre, mais ne confondons pas la multiplication des conseils de discipline, des caméras, des portiques, avec un projet de formation de citoyen.

 

La deuxième tentation, c’est le libéralisme. 

 

Que l’école offre des services à ceux qui en veulent avec une régulation par le marché.  (Cette régulation ne supposant pas pour autant un système privé). Le discours sur le retour des filières au collège, s’appuie sur ce double argument. D’un côté, il n’est pas nécessaire de s’opposer aux lois de l’offre et de la demande qui font qu’après tout les enfants de classes moyennes et de classes populaires devraient bien, les uns étant « naturellement » intellectuels, les autres étant « naturellement » manuels, trouver les filières qui leur conviennent, et, de l’autre côté, c’est un discours de l’ordre, c’est à dire « débarrassez-nous des gêneurs ».

 

 

 

Que peut-on suggérer ?

 

 

Une des dimensions de la citoyenneté, c’est que l’usager ait des droits.

 

Mais dans l’école comme dans l’église, il n’y a pas d’usagers, il n’y a que des croyants. Je pense qu’aujourd’hui nous devrions réfléchir sur la capacité offerte à tous les élèves et à toutes les familles, d’avoir les mêmes degrés d’information et les mêmes capacités d’intervention. Je n’aurai pas la cruauté de parler du recrutement de  certains collèges en centre ville qui font ce qu’aucun collège privé n’oserait faire. La conséquence en est les ghettos à l’autre bout de la chaîne. Il y a là un véritable problème. Quand on est dans une institution aussi vaste et qui fonctionne comme un marché, il y a une forme de vertu du marché qui est que le marché ait des règles, et un minimum de transparence. C’est un premier principe et nous en sommes loin.

 

 

Aujourd’hui la question de la culture commune des citoyens se pose.

 

Il y a quelque chose de paradoxal, à dire en trépignant : « nous voulons une école républicaine qui forme des citoyens », et à dire : « la culture commune des citoyens est uniquement définie par les lycées d’enseignement général et notamment par ses filières d’excellence ». Au moins l’école républicaine de Jules Ferry définissait la culture commune par un véritable projet de citoyenneté national, certainement pas par l’idéal des classes préparatoires. Or, l’ensemble des programmes scolaires reste défini uniquement par ce modèle-là de l’excellence. IL faut donc définir la scolarité commune jusqu’à la fin du collège par une culture commune axée sur ce que chaque citoyen doit savoir et nous sur ce qui est nécessaire à former une élite. La formation des élites intervient après.

 

 

Le troisième thème est celui de la civilité scolaire.

 

C’est un peu compliqué, car il ne peut pas y avoir de civilité dans un monde où les adultes et les enfants ne sont pas égaux par définition. Le fait qu’ils ne soient pas égaux par définition ne signifie pas qu’ils sont inégaux partout. Il y a à réfléchir très sérieusement sur la nature de la discipline à l’école, et en particulier de ce qui, dans cette discipline, peut être négociable et relever d’une forme d’égalité entre les élèves et les enseignants, et de ce qui est hors du champ de l’égalité et hors du champ de la négociation. La grande difficulté est plus du côté des adultes que des élèves. Les adultes de l’Education Nationale n’ont pas, dans la vie scolaire, de culture démocratique. On est dans un paradoxe extraordinaire, où des établissements qui n’ont aucune tradition démocratique, où rien ne se discute et ne se négocie vraiment, voudraient créer un espace démocratique pour des élèves, alors qu’on est dans un monde où le Conseil d’Etablissement est soit une chambre d’enregistrement, soit une chambre de protestations naturelles dans lesquelles il y a peu de choses à négocier.

 

Il est vrai qu’aujourd’hui il y a une foule de problèmes sociaux. L’école ne peut pas continuer à dire  que ce ne sont pas ses affaires et que l’apprentissage de la citoyenneté est une simple affaire de programmes. La citoyenneté doit être, dans la totalité de l’expérience scolaire, la mise en forme de droits et de devoirs, ce qui suppose que les établissements scolaires eux-mêmes soient capables de construire, pour eux, ce minimum de citoyenneté.

 

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