Comment repenser l'école?

 

André Giordan, Université de Genève

Actes de l'An@é

 

 

Repenser l’école n’est pas chose facile.

Pour y parvenir, il ne suffit pas de se demander si les programmes et les curriculums scolaires correspondent oui ou non aux connaissances actuelles. Il faut avant tout mettre à plat ce qu’implique l’évolution à laquelle sont soumises, non seulement nos sociétés industrialisées, mais notre monde en général. A travers cette évolution, il faut ensuite poser la question du rôle que l’école doit y jouer. Cette approche amène à redéfinir les priorités de l’enseignement, la place des savoirs et les moyens d’y accéder. Une telle remise en question ne peut se faire sans envisager le devenir des acteurs de l’institution scolaire, qu’il s’agisse des enseignants ou des élèves.

 

Une société face à ses défis

Notre société est face à une série de défis -voire de périls- qu’elle doit tenter de surmonter au plus tôt et où l’école a son rôle à jouer. Premièrement, il y a le défi socio-économique. Son origine est à chercher dans les transformations excessivement rapides des modes de production, engendrées par l’expansion des savoirs scientifiques et techniques et leur relation de plus en plus étroite avec l’économie. La mondialisation de cette dernière, favorisée par les débauches télématiques, l’a encore accentué. Il en résulte une série de problèmes qui commencent à déstabiliser fortement nos institutions et nos liens sociaux : chômage, fractures sociales et exclusions

Deuxièmement, on trouve les défis environnementaux, conséquence directe des révolutions industrielles successives. Nos rejets, nos processus d’exploitation, de consommation vont au-delà des capacités autorégulatrices des écosystèmes et même de la biosphère. Avec nos déchets radioactifs, nous polluons la Terre pour au moins les 100 000 prochaines années. Cette façon de gérer notre planète risque d'exclure définitivement, en même temps que nous-mêmes, les générations futures.

Troisièmement,  on rencontre à nouveau sur notre route ceux que nous pensions avoir dépassé : les défis  épidémiologiques. Une kyrielle de nouvelles maladies, dont certaines, comme le cancer dû à l’utilisation de l’amiante, l’hormone de croissance ou la "vache folle", ont été engendrées par des technologies insuffisamment maîtrisées. Si les avancées diagnostiques nous permettent de les déceler, la médecine est encore aujourd’hui incapable d’y remédier. De multiples maladies anciennes, comme la tuberculose, reprennent une importance croissante, sans compter que l’abus d’antibiotiques a provoqué des résistances des souches bactériennes.

Last but not least, notre société rencontre des défis éthiques ; nous savons manipuler les espèces, nous développons des autoroutes de l’information, nous nous apprêtons à nous cloner nous-mêmes, sans même en imaginer les conséquences, sans nous interroger au préalable sur l’intérêt de le faire.

Ces défis nous poussent à en affronter un plus grave encore, celui de notre sentiment d’impuissance. Pourtant, et ceci peut paraître paradoxal, une prise de conscience nous oblige à jeter un regard différent sur notre propre environnement socio-culturel. Car nous nous rendons compte que si nos sociétés continuent à se développer de la façon dont elles le font actuellement, elles risquent d’imploser, et l’humanité peut finir par se détruire.

 

 Quoi enseigner et pourquoi ?

Parallèlement à l’émergence de ces nouveaux défis, toute une partie de notre culture tend à disparaître. La plupart de nos repères ont été balayés ou sont en passe de l’être. La logique classique, la causalité linéaire, le déterminisme strict s’avèrent incomplets. Les notions d’espace, d’énergie, de temps, de matière, etc... ont été remises en question au cours du siècle. L’énergie peut devenir de la matière, le temps peut se contracter, l’espace est courbe, la vitesse est relative, l’électron devient une onde ou une particule selon l’observateur, le chaos peut être organisateur, l’univers n’est pas permanent.

D'énormes lacunes existent dans l’approche de la culture contemporaine à l’école. Des champs entiers de savoirs en sont absents ou du moins, extrêmement restreints. Qu'enseigne-t-on sur la connaissance du cinéma, de la télévision, de la culture de l'image en général et des arts graphiques en particulier ? La sémiotique, tout ce qui a trait à l'histoire, aux mondes de l'image, de la presse sont absents.

L'environnement, l'aménagement de l'espace dont on scande tous les jours l'intérêt ne fait toujours pas l'objet d'un enseignement systématique. Actuellement, moins de 5% des élèves en ont une toute petite sensibilisation. La culture des techniques, la production industrielle, etc. sont toujours dévalorisées, méprisées ou limitées à quelques secteurs professionnels. Pourtant, elles devraient être élevées au rang de culture pour tous, tant leurs apports, les transformations qu'elles introduisent sont considérables pour mieux produire et bien consommer.

De même, on n'aborde jamais avec sérieux l'économie, l'éthique, l'épistémologie, ou si peu dans les classes terminales. La consommation, le droit, l’architecture, la stratégie, la sociologie, la psychologie individuelle et de groupe, l'analyse des institutions, l'anthropologie, l'histoire des idées dont celle des mythes, des croyances ou des sciences et des techniques sont ignorés. Fait encore plus significatif, le savoir sur l'apprendre n'est même pas envisagé à l'école!...

Bien sûr, il est inconcevable d’imaginer ajouter ces domaines aux programmes scolaires. D'autant plus que, dans chacun de ces domaines, les connaissances augmentent considérablement : les savoirs doublent tous les dix ans en moyenne. La moitié des données en technologie sont périmées au bout de cinq ans, dix huit mois en matière d’informatique !..

Neuf dixièmes des connaissances que les élèves auront à maîtriser au cours de leur vie n'ont pas encore été produites. Leur importance est devenue telle qu'il est hors de question de pouvoir apprendre une telle masse de savoirs. Le temps scolaire ne pouvant suivre cette évolution exponentielle, des choix drastiques sur les contenus actuels sont à faire.La priorité est donc d'apprendre aux élèves à gérer ces connaissances par eux-mêmes. Ce turn-over de données demande des individus constamment à l'affût. L’élève doit acquérir des méthodes pour accéder aux informations, les trier, les mobiliser à bon escient ou encore pour évaluer leur pertinence et leur plausibilité par rapport aux problèmes à traiter.

 

Prendre en compte les nouvelles idées sur apprendre

Pour parvenir à faire de nos élèves de futurs adultes autodidactes, capables de prendre en charge leur propre “formation continue”, il faut revoir nos propres conceptions sur ce que signifie apprendre et enseigner. L’acte d’apprendre est infiniment plus complexe qu’on le suppose habituellement. De plus, enseigner, au sens habituel, n’est pas forcément faire apprendre. Bien au contraire, l’enseignement peut empêcher de comprendre ou de mémoriser pour toutes sortes de raisons. Il peut même démotiver et bloquer l’élève à plus ou moins long terme.

On ne peut transmettre des connaissances comme on transvaserait des contenus d'un récipient dans un autre.

Ainsi, apprendre est rarement le résultat d’une simple transmission. Apprendre, c’est autant évacuer des savoirs peu adéquats, que s’en approprier d’autres. Il faut comprendre cet acte comme le résultat d’un processus de transformations..., de transformation des questions, des idées initiales, des façons de raisonner habituelles. L’enseignement qui l’accompagne n’est donc pas quelque chose de simple et d’évident à partir du moment où l’on prend conscience que c’est l’élève qui comprend, apprend, mobilise le savoir, et… que personne ne peut le faire à sa place. Néanmoins, si nous parlons d’accompagnement, c’est parce qu’il est hors de question d’en rester au niveau de l’élève. Quelque soit son âge, il doit être confronté à un projet éducatif.

 

Ouvrir l’école

Sortons du cadre scolaire pour constater que l’école n’est pas le seul lieu où l’on apprend. Les bibliothèques, les médiathèques, les clubs, les associations, les maisons de quartier ou du citoyen, les groupes d’échanges de savoirs, etc. sont également des lieux d’appropriation de démarches de pensée, d’élaboration de savoirs ou de clarification de valeurs. Il en est de même pour les médias (presse, revues et télévision,..).  Tous ces lieux peuvent apporter des données ou permettre d’accéder à des savoirs déjà élaborés.

Le rôle de l’école du futur est ainsi à redéfinir ; sa fonction essentielle n'est plus de distribuer des connaissances. A terme, les multimédias et les bases de données électroniques seront des moyens plus performants. L'école doit devenir le lieu où sont offertes, s’organisent et se mettent en place les conditions favorables à l’acte d’apprendre. Pour ce faire, elle doit pouvoir compter sur un corps enseignant sachant avancer des repères, faciliter des états de questions, jouer le rôle de référent que l'on vient consulter pour se situer dans le flot de données. Notamment, l'enseignant peut provoquer une réflexion sur les savoirs et sur leur place dans la société. Prenant en compte la vie sociale de ses élèves, il leur permet de tisser des liens entre les différents lieux d’apprentissage, lui permettant ainsi de mobiliser et de réinvestir ses connaissances et ses savoirs en de multiples occasions. Il interpelle, concerne, donne envie d'apprendre en encourageant à l'effort que demande tout apprentissage, en offrant à l’élève des occasions de s’impliquer de manière réelle et constructive dans des projets qui ont du sens pour lui et où sa responsabilité de (futur) citoyen entre en ligne de compte. Pour favoriser une telle ouverture, tant à un environnement global que local, les enseignants doivent cesser de se confiner dans un rôle de “transmetteur de savoirs”. Il est primordial qu’ils acceptent enfin l’idée qu’un enseignant ne peut pas tout savoir, afin de devenir de véritables maîtres à penser, à chercher, à découvrir. Leur attitude vis-à-vis de l’accès aux connaissances et leur propre manière de rester “d’éternels étudiants”, capables d’apprendre de manière continue, y compris grâce à l’apport de leurs propres élèves, face à un monde de savoirs en constante expansion sont les meilleurs garants d’une véritable réussite scolaire.

 

Ainsi, si seul l'élève peut apprendre, il ne peut apprendre seul. Ce processus doit être largement favorisé par ce que nous appelons un environnement didactique. C'est ce paradoxe que l'école a aujourd’hui à gérer.