La formation des maitres

Le métier d'enseignant, sa pratique et sa formation

 

 

 

La formation des enseignants est au cœur d'une violente polémique qui touche tous les responsables du pays. Il est clair que si certains paramètres la concernant sont politiques et économiques d'autres sont purement professionnels.
Sur ce plan il y a deux modèles qui s'opposent pour aborder le problème central de la pratique de classe : d'une part « le bain de classe » et le témoignage par compagnonnage, d'autre part l'analyse de pratique dans un cursus de formation. Ce problème est central parce que suivant la manière dont on sortira de ce débat toute possibilité de formation deviendra illusoire où sera réintroduite dans une dynamique de formation revendiquée par l'institution.
Ce qui est en jeu ici c'est la capacité d'un enseignant à faire classe mais surtout à améliorer ce qui ne va pas pour gagner en efficacité. De cette efficacité améliorée dépend l'apprentissage des enfants de la nation, leur avenir et le nôtre.


Le cahier des charges de la formation des PE et PLC prévoyait récemment et jusqu'à ce jour des modules et des ateliers d'analyses de pratiques: « Accompagnement de l'entrée dans le métier et rénovation de la formation initiale » (BO n° 15 du 11 avril 2002). « Les groupes d'analyses de pratiques contribuent à l'apprentissage progressif du travail en équipe et favorisent la construction d'une attitude d'analyse critique des situations et des pratiques.... Ces moments de formation ont pour objectif de dégager le caractère multiple et hétérogène du métier d'enseignant et d'appréhender sa complexité. »Pourquoi cette prescription allait-elle dans le bon sens ?

 

Qu'entendre par pratiques ?

Pourquoi parle-t-on de pratiques plutôt que d'actions, de fonctions, de façons de faire ?
Le terme est connu depuis longtemps des philosophes qui l'ont utilisé pour différencier la vie active et les conduites, d'une part, de l'exercice de la contemplation, de la théorie ou de la spéculation, de l'autre.

Dans le sens le plus courant, est alors pratique toute application de règles, de principes qui permet d'effectuer concrètement une activité, qui permet donc d'exécuter des opérations, de se plier à des prescriptions.

La pratique, bien qu'incluant l'idée de l'application, ne renvoie pas immédiatement au faire et aux gestes, mais aux procédés pour faire.

La pratique est tout à la fois la règle d'action (technique, morale, religieuse) et son exercice ou sa mise en œuvre. C'est cette double dimension de la notion de pratique qui la rend utile :
- d'un côté, les gestes, les conduites, les langages ;
- de l'autre, à travers les règles, ce sont les objectifs, les stratégies, les idéologies qui sont invoqués.

 

Premier paradoxe

 

Les pratiques sont donc des objets sociaux abstraits et complexes et ne sont pas des données brutes immédiatement perceptibles. Elles ne peuvent se comprendre et s'interpréter que par l'analyse. Mais comment les observer ?

 
Les pratiques peuvent être observées ou décrites par des agents qui leur sont extérieurs.
À l'inverse, elles peuvent être observées, racontées ou récitées par leurs auteurs. Les pratiques peuvent donner lieu à des observations de faits et de phénomènes, ou donner lieu à des discours (que ces discours soient tenus à des tiers en direct, ou qu'ils soient tenus par l'intermédiaire de l'écriture).
Qu'est-ce qui autoriserait à « préférer » l'analyse des pratiques faite par les auteurs eux-mêmes, et par le biais de leurs discours, à une objectivation mieux assurée par des observations multiples et armées ?
Ce serait l'affirmation que le changement des conduites humaines implique la collaboration libre du sujet aux changements, ce qui n'exclut pas ses résistances ; que c'est par sa conscience, puis sa compréhension des situations et des phénomènes que le sujet accéderait à une possible transformation même du réel.

L'analyse des pratiques est un exercice difficile à réaliser, empreint du croisement de subjectivités impliquées dans une situation professionnelle, débouchant sur un rapport de force équivoque

(B.O. 2002« Ces moments de formation ont pour objectif de dégager le caractère multiple et hétérogène du métier d'enseignant et d'appréhender sa complexité. »)

Des notions utiles venant de l'analyse du travail pour mieux répondre à cette interrogation

Tâche et activité

 

L'analyse du travail opère, notamment, une distinction fondatrice entre tâche et activité ou, pour reprendre l'expression de J. Leplat (1997), entre « ce qu'il y a à faire » et « ce que l'on fait ».

Cet écart, est toujours repéré, y compris dans les situations où le travail est présenté comme de « simple exécution » et où la prescription (fiche technique, procédure, instructions...) prétend rendre compte de la totalité de l'action.

C'est pourquoi le « travail réel » ne correspond jamais exactement à ce que la prescription en dit. La tâche n'est, ainsi, à proprement parler, jamais « exécutée » mais toujours repensée, réorganisée, transformée.

 

Genre professionnel


- Le prescrit officiel : ce sont les procédures écrites, les référentiels, les modes de fonctionnement, d'organisation du travail, la définition des tâches. Ce prescrit officiel est plus ou moins précis selon les métiers, et à l'intérieur des métiers de l'éducation selon le niveau d'enseignement, selon les situations, selon le statut des personnes.


- Le prescrit non officiel : ce sont les obligations que les professionnels se donnent entre eux pour faire ce qui est à faire. C'est un implicite qui permet de se reconnaître avec un autre professionnel, ce qui crée le « genre professionnel » (Y. Clot, 1999).

 

Conscience de l'activité

 

Une part de l'activité ne semble pas accessible directement par le questionnement du sujet lui-même. Il en va ainsi, semble-t-il, pour trois différentes raisons :


- La première est qu'une part de l'activité, notamment ce qui l'organise, n'est pas nécessairement présente à la conscience du sujet : du coup, lorsqu'il est interrogé ou invité à en parler, ces éléments demeurent absents du discours ;
- La seconde tient au fait que cela intervient dans le cadre d'une interaction ; il y a là, toute la dynamique du dialogue comme aide à l'élaboration d'une parole subjective. Clot et Faïta (2000) ont notamment montré comment la variation des interlocuteurs dans les auto confrontations croisées, donnait accès à différents énoncés;

- La troisième est que la vie sociale fournit une multitude de discours s'offrant à rendre compte de l'organisation de l'activité, y compris aux yeux du sujet lui-même : prescriptions, normes, raisons, buts, modèles institutionnels ou professionnels...

 

Compétences incorporées (Leplat 1997)


Un sujet a tellement intégrées certaines compétences qu'elles organisent son action sans que sa conscience ne soit mobilisée pour cela et qu'il les omet dès qu'il tente d'en rendre compte par le discours.

C'est également le cas de l'implicite du travail, tout ce qui va de soi, tout ce « qui va sans dire » pour un sujet ou un groupe particulier.

Ce registre inconscient de l'activité renvoie en grande partie aux processus identificatoires.

 

Les processus identificatoires concernent entre autres l'appropriation des images, des modèles, des référents, véhiculés par les parents, les adultes rencontrés, les images médiatisées.

 

Ils concernent les figures de « maîtres » intériorisées qui ont structuré les choix de vie, les attitudes, les valeurs, et les modes d'activité dont sont porteurs les enseignants et autres éducateurs.


L'analyse de pratique : accéder à l'expérience d'autrui

De ce qui précède nous pouvons conclure avec Vermersch que toute parole du sujet ayant nécessairement une dimension pré-réfléchie, qui n'est pas fermement conduite dans l'exploration de cette dimension, ne produit qu'une illusion de connaissance (P. Vermersch ; 2000).
Pour parvenir à une exploration « fermement conduite » la notion de traces est particulièrement importante : il s'agit de ce qui demeure de l'action passée, soit du fait de son déroulement (brouillon, déchets, produits...) soit du fait de l'intervention d'autrui (enregistrement, notes, grilles...).

 

Dans tous les cas, on s'attache à établir, en médiation de la relation sujet/destinataire, un troisième terme auxquels les deux protagonistes ont accès. Le fait qu'existe un objet entre les deux sujets du dialogue, permet de revenir toujours aux différents points de vue sur cet objet et, ainsi, sur les différences de compréhension de l'action dont il est l'occasion.

 

La notion de « genre » n'implique pas obligatoirement qu'un enseignant novice ne participe pas à la création de gestes professionnels et ainsi à l'évolution du métier.

Même si cette question reste difficile à trancher sur le plan théorique la situation historique actuelle amène à majorer le rôle des enseignants novices pour deux raisons majeures.

- L'extension des limites du métier induit une évolution du genre plus rapide. En effet la massification de l'enseignement depuis 25 ans et l'apparition de zones d'éducation prioritaires - avec le cas emblématique de l'académie de Créteil- poussent les professionnels dans leurs derniers retranchements en termes de performance.

- Le % important de nouveaux entrants dans cette profession induit aussi la circulation de solutions aux problèmes du métier entre pairs.

L'analyse des pratiques, dans le cadre de la formation initiale est face à ce défi.

Les enseignants novices, loin de trouver en entrant dans la profession un genre « stabilisé », (NB: il reste par nature dynamique) doivent participer à sa construction tout en se sachant novice, paradoxe déstabilisateur.

 

Que retenir et qu'en conclure sur les deux positions décrites en préambule ?

Une part de l'activité ne semble pas accessible directement par le questionnement du sujet lui-même.
Toute parole du sujet, qui n'est pas fermement conduite dans l'exploration de cette dimension pré-réfléchie, ne produit qu'une illusion de connaissance.

Il faut donc inventorier des organisateurs de la pratique enseignante.
Le fait qu'existe un objet entre les deux sujets du dialogue, permet de revenir toujours aux différents points de vue sur cet objet et, ainsi, sur les différences de compréhension de l'action dont il est l'occasion.

La notion de traces est ici particulièrement importante (brouillon, déchets, produits...enregistrement, notes, grilles...).

La nature de ces objets doit être déterminée dans le cadre didactique de la recherche d'invariants, organisateurs de la pratique enseignante.

 

Il est clair que toute analyse de pratique vise une formalisation de l'expérience.

Si chaque opérateur (ici un enseignant), pour rendre le travail effectif, doit le transformer, il élabore à ces occasions, des connaissances spécifiques.

La formalisation de l'expérience peut ainsi être l'occasion de la mise en discours de celles-ci comme semblent y inciter, par exemple, les dispositifs de validation des acquis de l'expérience (Vergnaud 1999).

Cette mise en discours nécessite au moins d'être deux. Cette deuxième personne ne peut que se situer à une distance raisonnable afin de permettre à l'enseignant qui cherche à améliorer sa pratique d'avancer.

 

Ce peut être un maître formateur ou un conseiller pédagogique sur le modèle de l'enseignement primaire ou un formateur sur le modèle des Instituts universitaires de formation des maîtres.

Cette deuxième personne est forcément au courant des travaux cités ci-dessous et se trouve intriquée dans un réseau d'expertise en lien avec les recherches en sciences humaines comportant une dimension praxéologique et didactique.

 

 

Michel Grandaty
Professeur des universités en Sciences du langage, Toulouse

Membre du comité d'orientation de l'An@é

Esquisse de bibliographie portant sur l'apparition de cette notion
Pierre Bourdieu Le sens pratique, Ed. de Minuit, 1980
Pierre Bourdieu Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Le Seuil, 1994),
Leplat J. ; Hoc J-M.- (1983).- Tâche et activité dans l'analyse psychologique des situations in Leplat J. (coord.) L'analyse du travail en psychologie ergonomique. Tome I. Octarès, Toulouse, pp. 47-60.
Leplat J.- (1997).- Regards sur l'activité en situation de travail. Contribution à la psychologie ergonomique.- Paris, PUF, 263 p
Clot Y.- (1999).- La fonction psychologique du travail. Paris, PUF
Vergnaud G. (1999).- Le développement cognitif de l'adulte in Carré P ; Caspar P.- Traité des sciences et des techniques de la formation. Paris, Dunod, pp. 189-203.
Vermersch P.- (2000).- Approche du singulier, in Centre de Recherche sur la Formation. L'analyse de la singularité de l'action, Paris, PUF, pp. 329-257.
Perrenoud P.- (2001).- Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. - Paris, ESF, 219 p.
Goigoux R.- (2002).- Analyser l'activité d'enseignement de la lecture : une monographie. Revue française de pédagogie, N° 138, janvier-mars 2002, pp. 125-134 .
Bru M. (2003) Les pratiques enseignantes comme objet de recherche, in J.F.Marcel, Les pratiques professionnelles de l'enseignant, Eléments pour un cadre d'analyse, Paris, L'Harmattan.